SUR L’AFFAIRE DE MANUFACTURES DIOR SRL, PLACÉE SOUS ADMINISTRATION JUDICIAIRE EN ITALIE

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Le 10 juin 2024, le Tribunal de Milan a placé sous administration judiciaire Manufactures Dior Srl, société de maroquinerie contrôlée par Christian Dior Italia Srl (groupe LVMH), pour avoir sous-traité sa production à des entreprises chinoises accusées d’intermédiation illégale et exploitation du travail.
Cette décision s’inscrivait dans le cadre d’une enquête des forces de l’ordre milanaises sur l’univers de la mode et du luxe, qui a conduit à la mise sous administration judiciaire d’autres filiales de grands groupes.
La mesure a été récemment révoquée (quatre mois avant le délai initial de 12 mois), car les juges ont constaté une « réaction absolument positive » de l’entreprise à la mesure appliquée, ayant mis en place « des interventions concrètes et efficaces pour l’exécution du programme » prescrit par le tribunal afin de remédier aux dysfonctionnements identifiés.
Cette affaire nous donne l’occasion d’analyser brièvement certaines dispositions du droit italien en matière de compliance, que les entreprises étrangères opérant en Italie gagneraient à bien connaître.
En effet, comme nous le verrons, la combinaison de certaines réglementations relatives à la responsabilité des personnes morales (pour les infractions commises dans leur intérêt) conduit, pour les entreprises exerçant en Italie, à des obligations comparables à celles découlant en France de la loi Sapin II et de la loi n°2017-399 sur le devoir de vigilance. Cependant, contrairement à la France, où ces obligations ne concernent que les entreprises dépassant certains seuils de taille, en Italie, elles s’appliquent à toutes les entreprises, quelle que soit leur dimension (nombre d’employés ou chiffre d’affaires).
Le premier texte à considérer est le Décret législatif 231 de 2001, qui a introduit en Italie la responsabilité des entreprises pour certains délits commis dans leur intérêt ou à leur avantage par des dirigeants ou des employés (avant son entrée en vigueur, seules les personnes physiques pouvaient être pénalement responsables).
Cette réglementation vise à prévenir une large gamme d’infractions, notamment la corruption, la falsification des bilans, la violation des normes de protection de la santé des travailleurs et de l’environnement, le blanchiment d’argent, ainsi que le « caporalato » (c’est-à-dire l’intermédiation illégale et l’exploitation du travail).
Le décret prévoit des sanctions pécuniaires et des interdictions pour les entreprises, telles que l’exclusion des marchés publics et des financements publics, ainsi que, dans certains cas, la mise sous tutelle judiciaire et l’interdiction d’exercer l’activité.
L’entreprise peut être exonérée de responsabilité si elle a adopté un Modèle d’Organisation, de Gestion et de Contrôle (MOG) approprié pour prévenir les infractions et si elle a assuré la supervision du respect des procédures qu’il prévoit. Le contrôle de l’efficacité et de l’application du modèle est confié à un Organisme de Surveillance (OdV). L’adoption du modèle ne dispense pas automatiquement de poursuites, mais elle peut atténuer ou exclure la responsabilité de l’entreprise.
Dans l’affaire Manufactures Dior Srl, le délit de « caporalato » a été imputé aux sous-traitants, qui se sont ainsi retrouvés responsables au titre du Décret législatif 231/2001 mentionné précédemment. En revanche, l’entreprise donneuse d’ordre n’a pas été concernée par ce cadre de responsabilité, le tribunal ayant estimé que sa conduite n’était pas intentionnelle (ne relevant ni de la complicité ni du recel), mais seulement négligente.
L’enquête a, en effet, révélé que Manufactures Dior Srl confiait régulièrement la fabrication de ses produits à des entreprises tierces. Celles-ci, ne disposant pas d’une capacité de production suffisante, sous-traitaient à leur tour les commandes à des ateliers dirigés par des entrepreneurs chinois, employant une main-d’œuvre irrégulière. Ce schéma permettait une réduction significative des coûts et une maximisation des profits tout au long de la chaîne d’approvisionnement.
Le Parquet de Milan a ainsi reproché à Manufactures Dior Srl de ne pas avoir correctement vérifié la capacité réelle des entreprises sous-traitantes et de ne pas avoir mené d’audits ou d’inspections efficaces pour s’assurer des conditions de travail et de l’environnement professionnel au sein de la chaîne d’approvisionnement. Cette négligence a donc facilité – bien que de manière non intentionnelle – les infractions présumées de « caporalato » commises par les personnes mises en cause.
L’instrument juridique par lequel le Parquet de Milan a demandé et obtenu du Tribunal le placement de Manufactures Dior Srl sous administration judiciaire est l’article 34 du Décret législatif n°159/2011. Cet article est applicable lorsqu’il existe des « indices suffisants » permettant de considérer que l’exercice de certaines activités économiques et entrepreneuriales joue un rôle auxiliaire ou facilitateur à l’égard d’individus poursuivis pénalement pour divers délits, notamment le « caporalato » (article 603-bis du Code pénal italien), en l’occurrence pertinent dans cette affaire.
L’objectif de cette forme d’administration judiciaire (souvent employée dans les cas d’infiltrations mafieuses) n’est pas répressif, mais préventif. Il ne s’agit donc pas de sanctionner un entrepreneur ayant facilité (par négligence) l’activité délictueuse d’un tiers, mais de protéger les entreprises saines : en effet, cette mesure vise à rompre rapidement les liens avec les acteurs opérant de manière illicite et à réintégrer l’entreprise sur le marché une fois débarrassée des influences nuisibles.
Sur le plan des modalités concrètes d’exécution de la mesure, le Tribunal a confié à l’administrateur judiciaire la mission spécifique de :
1. Analyser les relations avec les entreprises fournisseurs, afin d’éviter que la chaîne de production repose sur des contrats de sous-traitance impliquant des entreprises adoptant des conditions illégales d’exploitation des travailleurs, telles que définies à l’article 603-bis du Code pénal italien. Si nécessaire, il devait également mettre fin aux relations contractuelles en cours avec des entités directement ou indirectement liées à ces pratiques illicites.
2. Mettre en place un Modèle d’Organisation (MOG) conforme au Décret législatif 231/2001, visant à prévenir la commission d’infractions relevant de l’article 603-bis du Code pénal italien.
En synthèse :
1. Même si la Directive sur le Devoir de Diligence des Entreprises en matière de Durabilité (Corporate Sustainability Due Diligence Directive, CSDDD) n’est pas encore en vigueur en Italie, la jurisprudence italienne reconnaît déjà l’existence du devoir de diligence sur la chaîne de valeur ;
2. L’obligation de diligence concerne toutes les entreprises opérant en Italie, quelle que soit leur taille ;
3. Bien que l’adoption du Modèle d’Organisation et de Gestion prévu par le Décret législatif 231/2001 soit facultative pour la plupart des entreprises, son existence constitue un outil efficace pour réduire le risque de responsabilité pénale ou pour manquement à l’obligation de surveillance. En effet :
o Les procédures prévues dans le modèle rendent explicites les mesures de prévention des infractions mises en place par l’entreprise ;
o Le plan de Vigilance, géré par l’Organisme de Surveillance (OdV), démontre la diligence de l’entreprise dans la mise en œuvre des contrôles.
Le 26 Mars 2025 Avv. Nicla PICCHI
L'auteur
Avocat associé
- Droit international et de l’Union européenne
- Droit des sociétés