Ingrats et indignes: les "enfants maudits" des successions

Le 11 septembre 2019 par ,

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Ingrats et indignes: les "enfants maudits" des successions.

 

« L'indignation est le déplaisir que nous cause l'idée du succès de celui que nous en jugeons indigne. »

                                                                                                    Stendhal (Pensées II)

 

Indignes et ingrats sont frappés d’infamie. 

Ils le sont publiquement mais dans leur sphère, c’est à dire au vu et au su de l’entourage familial qui constitue les troupes de ces guerres privées et affectives.

Ils partagent le poids de cette « flétrissure par décision de justice » civile, souvent brandie comme une oriflamme prise à l’ennemi par la horde de l’hoirie, aussi indignée qu’elle est peu pressée de voir examiner sa propre « dignité ».

Lorsqu’un frère tombe, on s’en croit un peu plus debout…

Si l’indigne est un héritier en puissance mais n’a encore rien en main, l’ingrat, à son contraire, côtoie son bienfaiteur et a déjà reçu de lui.

Car ici réside la règle fondamentale qui sépare ces deux « punis sociaux »:

l’indigne est déchu de son droit d’hériter par la loi, la succession étant ouverte;

L’ingrat se voit reprendre ce qui lui a été transmis volontairement par son donateur, de son vivant, ou légué à lui par testament.

C’est en définitive, le caractère volontaire, ou légal, de la gratification qui différencie leurs deux qualités.

On comprendra qu’étant tous deux sur le point de prendre ou de disposer de ce dont on va les priver, les délais pour agir contre eux sont courts et les causes de ces sanctions, graves.

 

I / L’indigne successoral: 

L’indignité peut être considérée comme la sanction des héritiers non méritants en ce qu’elle interdit à un successeur qui s’est mal comporté vis à vis du de cujus, d’hériter de lui. 

L’indigne n’est pas un légataire, il est héritier réservataire ou légal, nécessairement.

 

A / Seule l’indignité de droit prévue aux dispositions de l’article 726 du code civil peut ne pas être due à une pure initiative et démonstration privée:

Celui qui est condamné définitivement à une peine criminelle, en qualité d’auteur ou complice, pour avoir volontairement donné ou tenté de donner la mort au défunt, ou lui avoir porté des coups ou violences ayant entrainé sa mort sans intention de la donner, est automatiquement frappé d’indignité et exclu de sa succession. 

Il est néanmoins nécessaire qu’une juridiction civile prononce cette peine civile, et donc qu’une demande soit faite, par un cohéritier ou le Ministère public en l’absence d’héritier…

 

B / L’indignité « facultative » prévue à l’article 727 du même code, puisqu’elle n’est qu’une possibilité, nécessite de faire l’objet d’une demande, d’être « soutenue », démontrée et accueillie souverainement par le juge civil.

 Les hypothèses qu’elle vise sont donc légèrement moins extrêmes que celles qui précèdent puisque délictuelles, abstention d’empêcher le crime ou délit ayant entrainé la mort du de cujus, dénonciation calomnieuse à son endroit.

La demande doit être formée dans les six mois du décès lorsque la déclaration de culpabilité (pénale donc) est antérieure au décès, ou dans les six mois qui suivent si elle est postérieure au décès (art.727-1).

L’indigne est donc rétroactivement privé de sa qualité d’héritier, au contraire de l’ingrat…

 

C / Modèle de délicatesse, l’article 728 du Code civil prévoit la possibilité, pour celui qui va devenir le défunt et après qu’il ait subi et pris bonne connaissance des faits commis par celui qui pourrait être déclaré indigne après son décès, de l’en protéger par avance.

Il lui appartient d’exprimer cette volonté très expressément dans un testament, ou de consentir une libéralité universelle ou à titre universel au potentiel indigne.

Le moyen de gracier son bourreau en lui consentant un legs est intéressant en ce qu’il parait faire échapper ce dernier au régime de l’indignité successorale, par application de la loi même et au-delà de l’article 728 qui le prévoit :

En effet, rappelons que l’indigne est nécessairement héritier légal ou à réserve, et non légataire.

Lui consentir un legs universel ou à titre universel consiste à faire primer sa qualité de légataire sur celle d’héritier. Et donc à le faire échapper à l’indignité (…pour le voir basculer éventuellement dans le régime de l’ingratitude, envisagé ci-après).

Toujours est-il qu’il s’agit de pardonner à son bourreau en le gratifiant, technique qui rappellera au souvenir certains chandeliers et Evêque de Digne…

 

D / Autre délicatesse remarquable du code : les enfants de l'indigne peuvent représenter ce dernier, même lorsqu'il est vivant au moment de l'ouverture de la succession dont il est exclu.

Ils peuvent donc venir à la succession de leur chef ou par l'effet de la représentation, tel que prévu aux dispositions de l’article 729-1 du code civil.

 

II / L’ingrat :

L’ingratitude peut être définie comme un grave manquement au « devoir de reconnaissance ».

 

A / La matière est beaucoup plus intéressante qu’en ce qui concerne l’indigne, et pour au moins deux raisons: 

l’ingrat ne l’est pas vis à vis de tel ou tel dont il hérite par l’effet de la loi: il démérite à l’encontre de celui qui, volontairement, de son vivant et par acte positif, l’a gratifié par donation ou par legs.

Son comportement ne doit donc pas être jugé par rapport à une norme objective ou théorique mais bien subjectivement, par rapport au défunt in personam, dont il peut parfaitement ne pas être l’héritier.

L’ingrat est présumé « devoir » (car c’en est un, semble-t-il) ressentir pour son bienfaiteur, un sentiment de gratitude.

Il n’est puni que s’il démontre, par ses actes, qu’un sentiment contraire l’anime et qu’il ne commet pas une faute ou une erreur, mais un geste intentionnel, voire malveillant ou pervers puisque l’article 955 du code civil dispose:

« La donation entre vifs ne pourra être révoquée pour cause d’ingratitude que dans les cas suivants:

1° Si le donataire a attenté à la vie du donateur;

2° S’il s’est rendu coupable envers lui de sévices, délits ou injures graves;

3° S’il lui refuse des aliments. »

 

B / Et l’ingratitude ainsi exprimée doit nécessairement suivre la gratification, sans pouvoir la précéder (1ere Civ. 9/01/2008, n° 06-20.108) puisqu’elle est censée, en quelque sorte, en résulter et de façon coupable…

L’action doit être introduite dans l’année suivant la commission du fait d’ingratitude, ou de sa connaissance par le donateur, sachant que, selon l’article 957 al.2 du code civil « Cette révocation ne pourra être demandée par le donateur contre les héritiers du donataire, ni par les héritiers du donateur contre le donataire, à moins que, dans ce dernier cas, l'action n'ait été intentée par le donateur, ou qu'il ne soit décédé dans l'année du délit. »

 

C / C’est ici qu’il est utile de revenir sur l’hypothèse du « bourreau gracié » par sa victime qui l’a gratifié d’un legs universel pour le faire échapper à l’indignité (supra I, C/ et article 728) :

L’intéressé encourt-il de ce fait, la sanction de l’ingratitude après avoir échappé à l’indignité ?

La question n’est pas artificielle quand on sait qu’à ce stade la victime ne souhaitait pas voir sanctionner le fautif d’indignité, mais qu’elle peut avoir elle-même des enfants…motivés par cette hypothèse, et ce d’autant plus que le fautif échappe à l’indignité en étant, en outre, gratifié d’un legs…

Or, l’ingratitude devant suivre la gratification et non la précéder (cf. supra), seul un fait d’ingratitude commis postérieurement à la donation (qui peut être un legs universel par testament) peut fait encourir à l’ancien indigne, la nouvelle qualification d’ingrat, à condition que ce fait soit suivi du décès du donateur dans l’année de la commission.

Pratiquement, on s’étonnerait de ce que l’indigne ayant déjà échappé à cette qualification par la grâce de sa victime, réitère à son encontre…

Cette hypothèse est néanmoins parfaitement plausible car l’ancien indigne n’a pas forcément connaissance du testament qui l’exonère de cette qualification, ni de sa date. Il peut donc parfaitement commettre des injures graves à l’égard de son légataire, après que ce dernier ait pris son testament dont le fautif ignore l’existence, ce dont s’empareront les héritiers à son encontre si leur auteur décède dans l’année desdites injures…

 

D / C’est donc la donation elle-même qui est mise à néant si son bénéficiaire est qualifié d’ingrat, quelle que soit la forme de cette donation.

Les cas d’espèces sont aussi variés que l’imagination des hommes est féconde :

Le délit doit être commis à l’encontre de la personne du donateur et non pas d’un tiers, fût-ce une société dont le donateur est associé (Civ.1ère, 30 janv. 2019, F-P+B, n° 18-10.091). Le fils a ici organisé la concurrence déloyale des sociétés de son père, données en nue-propriété à ses enfants, par les siennes propres…

Une veuve ayant désigné ses deux filles comme bénéficiaires de ses assurances vie, qu’on imagine acceptées par ces dernières, confrontée aux malversations financières de l’une d’entre elles, l’actionne en ingratitude et n’y échoue que parce que sa demande est prescrite (Civ.1ère, 20 octobre 2010, pourvoi n° 09-16451).

Une mère consent donation à l’une de ses filles et l’actionne en ingratitude quelques six mois après : « Attendu que c'est dans l'exercice de son pouvoir souverain d'appréciation que la cour d'appel a, par motifs propres et adoptés, estimé que, compte tenu des relations des parties résultant notamment du manque d'affection de la mère pour la fille, l'attitude injurieuse de cette dernière ne justifiait pas la révocation de la donation ; que le moyen ne peut être accueilli » (Civ.1ère, 4 mars 2015 pourvoi n°14-13329).                                                                   

Une belle-mère se rend infidèle avec l’ami intime du couple, la chose se sait dans le village et l’époux se suicide: les enfants actionnent la veuve qui voit révoquer sa donation au dernier vivant, pour ingratitude (Civ.1ère, 25 octobre 2017 pourvoi n° 16-21-136).

 

E / On trouve ici le terrain d’élection de l’action en révocation pour ingratitude, plus que pour les autres causes de l’article 955: l’injure grave.

Cette notion est sujette à une interprétation particulièrement souveraine des juges du fond, les preuves de l’injure tout autant que de l’excuse éventuelle dont pourrait se prévaloir l’ingrat pouvant être difficiles à rapporter, souvent inscrites dans la moiteur de relations familiales serrées où manquent les vrais témoins.

Gageons que le donataire refroidi par l’injure pourra souvent compter sur l’aide précieuse de ses autres enfants pour se multiplier en démarches et recherches de preuves en vue de voir aboutir l’action en révocation: car le gratifié est souvent le « préféré » de la fratrie, ce pourquoi il a été doté, justement.

Du moins la fratrie le pense-t-elle…

Ainsi vont les familles, souvent contraintes par le droit à ne voir produire que des conséquences financières à leurs objections affectives… sauf sur ces quelques thèmes, couronnés de l’anathème que réclament convulsivement ceux qui recherchent, dans un tribunal,  l’arbitrage d’une seconde  parentèle…

L'auteur